7.

Ils se mirent à courir en se faufilant entre les arbustes. Chancelant, trébuchant, ils passaient d’un rocher à l’autre pour s’y cacher.

Non ! cria presque Shushô au fond d’elle-même, lorsque résonna au loin le hennissement du haku.

Elle secoua la tête. Elle ne voulait pas entendre ça.

— Ne pleure pas, petite demoiselle.

— Laisse-moi, murmura Shushô.

Je ne pourrai jamais oublier le dernier regard de ce haku…

— Si je donne un nom à ma monture, je pourrai pas m’empêcher de m’y attacher. Tu comprends ?

La voix de Gankyû avait quelque chose d’inhabituel. Une sorte de gravité.

— Idiot…

— Tu vas encore m’accuser d’être sans pitié ? C’est ça ?

Il se tourna vers elle et la regarda dans les yeux.

— Si tu penses ça, c’est que t’es vraiment nul, murmura-t-elle.

Elle releva un peu l’épaule pour qu’il s’y appuie plus facilement.

— On n’a pas le choix, je sais. Si on veut avoir une chance de s’en sortir, il faut que les yôma nous laissent tranquilles jusqu’au lever du jour. On est obligés de le sacrifier pour les attirer là-bas. Mourir avec lui pour ne pas l’abandonner n’aurait servi à rien. Ça ferait sans doute une histoire très touchante, mais au bout du compte, c’est pas ça qui l’aurait sauvé.

— Je vois que tu as bien compris maintenant…

— Arrête de me sous-estimer, s’il te plaît.

Elle s’essuya le visage avec sa manche en reniflant et hâta le pas.

Aller le plus loin possible. Là où on ne pourra plus entendre ces hennissements…

— Vous êtes trop nuls, les Kôshu. Tu me dis que vous ne donnez pas de nom à vos montures parce que vous pouvez être obligés de les sacrifier un jour. Mais c’est ridicule.

Gankyû se tourna vers Shushô, l’air interrogatif. Ils se dévisagèrent quelques instants.

— Quand tu t’adressais au haku, tu lui disais « tu ». Comme si c’était quelqu’un. C’est la preuve que tu éprouvais de l’affection pour lui. Si tu t’étais contenté de l’appeler par son nom, tu aurais sans doute pu te sentir moins proche.

Gankyû ne sut quoi répondre. Il vit les larmes monter dans les yeux de Shushô. Il préféra se concentrer sur sa course. Mais au fond de lui, il sentit son cœur se serrer. Une boule lui monta à la gorge.

Shushô a raison. C’est la neuvième monture que je perds. Je sais exactement combien j’en ai eu jusqu’à présent. Je ne les ai pas oubliées. Aucune. Quand je vois une monture de la même espèce, je ne peux pas m’empêcher d’y repenser. C’est d’ailleurs pour ça que j’en ai jamais eu deux de la même espèce. Certains shushi choisissent toujours la même au contraire. Mais c’est pareil.

— Excuse-moi, c’est ma faute, dit Shushô.

— Pardon ?

— C’est parce que je suis restée avec toi que le haku a dû être sacrifié. Sans moi, vous auriez pu aller vous réfugier dans l’endroit qu’on a vu tout à l’heure. C’est pour ça que tu voulais rester seul avec lui. Je me trompe ?

Appuyé sur son épaule, Gankyû la regardait, l’air absent.

— C’était quoi, ces maisons qu’on a aperçues ? C’est ça que je n’aurais pas dû voir ? C’est là-bas que tu voulais aller te mettre à l’abri ?

Gankyû ne disait toujours rien. Il paraissait essoufflé et peu disposé à parler.

— Si je te laisse maintenant, est-ce que tu pourras encore y aller ? Tu peux y arriver, tu crois ?

Il s’arrêta.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je veux juste dire que si tu penses pouvoir retourner là-bas, je suis prête à te laisser y aller sans moi.

— Tu es vraiment…

Gankyû s’assit sur le sol. Ils venaient de s’enfoncer entre des rochers aux parois élevées qui les protégeaient.

— Tu peux y arriver ? Si oui, je continue toute seule. J’attirerai les yôma en criant, et j’attendrai Rikô.

Gankyû regardait le visage de cette enfant qui venait de mettre un genou à terre à ses côtés. Il ne parvenait pas à comprendre ce qui la poussait à agir ainsi.

— À quoi tu penses ? demanda-t-il.

— Je me sens responsable. Mais tu n’es pas complètement innocent dans cette affaire. Tu aurais dû nous dire qu’il y avait un endroit où tu pouvais te réfugier. Si tu me l’avais expliqué, j’aurais sûrement compris.

— Tu crois ? dit-il en lui souriant.

— Bien sûr. Mais tu ne dis jamais vraiment les choses. Moi, j’ai juste pensé que tu voulais faire le brave. C’est de ta faute aussi : « On récolte ce qu’on a semé. »

— Tu as peut-être raison…

— Mais je n’aurais pas dû insister, c’est vrai. C’est pourquoi je voudrais pouvoir me racheter. Vis-à-vis de toi et du haku. Donc, si tu te sens capable d’aller jusque là-bas, je suis prête à servir d’appât pour te faciliter la tâche… Seulement, je n’ai pas l’impression que tu puisses y arriver dans cet état.

Gankyû eut un sourire amer.

— Non, moi non plus.

— Je pourrais peut-être y aller pour leur demander du secours ?

— Je pense pas que ce soit une bonne idée. Tu te ferais tuer avant.

— Bon, alors, je t’accompagne là-bas, et après, j’oublie ce que j’ai vu.

Gankyû s’allongea sur le dos et tourna les yeux vers le ciel.

— Shushô, pourquoi tu es entrée dans la mer Jaune ?

— Pour devenir reine.

— Alors tu dois continuer ta route. Je me débrouillerai sans toi.

— Mais tu as besoin d’une canne. Sans moi pour t’appuyer, tu n’y arriveras pas.

— Si tu viens avec moi, tu devras devenir kôshu.

Elle le regarda avec l’air de ne pas comprendre.

— Tu veux dire que si j’appartenais au peuple kôshu je pourrais y aller ?

— Est-ce que tu sais au moins ce que ça signifie, « appartenir au peuple kôshu » ?

— Tu te moques de moi ? Tu cherches encore à m’énerver, ou quoi ?

— Mais non, pourquoi ?

— Tu penses peut-être qu’une gamine comme moi est incapable de comprendre les conditions et la vie du peuple kôshu, c’est ça ?

— Et tu les comprends ?

— C’est facile de dire que je ne suis qu’une gamine, parce que effectivement j’en suis une. Et c’est vrai aussi que je ne connais pas bien le peuple kôshu. Mais ça ne t’autorise pas à penser que je ne suis qu’une petite écervelée qui ne connaît rien du monde.

— Ah bon ? Parce que tu en sais quelque chose du monde ? fit-il, l’air moqueur.

Shushô le foudroya du regard.

— Tu as des yeux, non ? Tu as des oreilles ? Il y a beaucoup de choses qu’on peut comprendre dans ce monde pour peu qu’on sache voir et écouter.

Gankyû prit un sourire méchant.

— Mais dis-moi, petite demoiselle, est-ce que tu as déjà eu un ami kôshu ?

— Mon père est un grand marchand de Renshô, très connu.

— Tu es bien une demoiselle, alors. Félicitations !

— Arrête avec ça !

Gankyû, surpris, l’incita à baisser la voix d’un geste de la main.

— Ne crie pas comme ça, voyons !

— Si tu veux que je reste calme, tu n’as qu’à pas me provoquer. Oui, ma famille est riche et a beaucoup d’affiliés, et alors ?

Son visage était rouge de colère.

— Pendant que j’allais à l’école vêtue d’une robe de soie, Keika, une de nos affiliés, n’avait qu’un vieux vêtement de coton tout rapiécé à se mettre. Et je me disais que ça devait être bien dur de travailler comme elle, toute la journée. Pendant la traversée, j’y ai souvent repensé. Et j’ai vraiment compris ce qu’elle devait endurer.

On a presque le même âge, mais je vis dans l’opulence, alors qu’elle, elle est à mon service.

— Les affiliés sont des fumin, poursuivit Shushô. Ce sont des gens qui ont tout perdu, leur terre, leur emploi, leur maison, et qui ont dû quitter le bourg dans lequel ils avaient un état civil. Pour survivre, ils n’ont souvent pas eu d’autre choix que d’entrer au service de quelqu’un. Ça les met à l’abri de la faim, mais en contrepartie ils ne peuvent rien faire sans l’autorisation de leur maître. D’après mon maître d’école, le Livre des lois de la Terre interdit de pratiquer le commerce des esclaves. Mais en quoi les affiliés sont-ils différents des esclaves ? Tu peux me dire ? En fait, il n’y a que le nom qui change.

Gankyû continuait à l’observer en silence.

— On pense que le maître prend un fumin sous son toit parce qu’il a pitié de son malheur ; et qu’en retour le fumin le sert durant sa vie entière pour le remercier de sa bonté. C’est très touchant, comme histoire. Mais c’est un beau mensonge ! En réalité, le fumin sait parfaitement qu’en devenant affilié il devient aussi esclave. Seulement, il ne sait pas comment survivre autrement.

— Je vois…

— Tu sais, l’affilié casse la tablette en bois qui lui sert de passeport quand il entre au service de son maître.

Gankyû acquiesça. Il était au courant.

Le passeport, c’était le seul document témoignant de l’identité d’une personne. Chacun recevait le sien au bureau administratif du bourg auquel il appartenait. Si quelqu’un restait absent de chez lui plus de sept années, il était considéré comme décédé, et le royaume avait alors le droit de confisquer sa terre et sa maison. Mais si le disparu revenait finalement, et qu’il était toujours en possession de son passeport, il pouvait demander qu’on lui restitue ses biens. C’est pour cette raison que la plupart des fumin étaient obligés de casser leur passeport, et qu’on les désignait parfois sous le terme de kassei, c’est-à-dire « dont le passeport a été cassé en deux ». Cela valait aussi pour l’enfant vendu à un maître gôshi ou shushi.

— En cassant son passeport, l’affilié jure fidélité à son maître. Et ses enfants, s’il en a, deviennent eux aussi des affiliés. Ils doivent travailler comme leurs parents et ne peuvent pas aller à l’école. À leur majorité, comme ils ont été obligés de casser leur passeport, le royaume ne peut pas leur attribuer une terre. Ils sont donc dans l’incapacité d’acquérir leur indépendance, et du coup ils ne peuvent ni se marier ni avoir des enfants. Tout ce qu’ils ont le droit de faire, c’est de servir leur maître. Et lui, il nourrit ses affiliés mais se garde bien de les payer. Parce qu’il craint que s’ils parviennent à économiser, ils puissent un jour s’enfuir. Il ne leur fournit que le strict nécessaire. Quand ils deviennent vieux, s’ils vivent jusque-là, ils ne peuvent pas finir leurs jours dans le rike, la maison communale, parce qu’ils n’ont plus d’état civil. Ils travaillent jusqu’à leur dernier souffle. Et à la fin, quand ils meurent, ils sont traités comme des « visiteurs », enterrés dans le terrain vague au nord du bourg. C’est ça, la vie d’un affilié.

Gankyû se contentait de hocher la tête sans rien dire.

— Keika ne pourra retrouver sa liberté qu’à là mort de mon père. Et encore, seulement si ma mère n’est plus en vie. Parce que si ma mère est encore vivante, c’est elle qui héritera des biens de mon père, y compris les affiliés. La famille Sô ne disparaîtra vraiment qu’à la mort de mes deux parents. Ce n’est qu’à ce moment-là, quand le royaume aura récupéré ce qu’ils possédaient, que Keika cessera d’être une affiliée.

— Mais en fait, le royaume reprend rarement les biens d’une personne décédée.

— Exactement. Mon père a déjà cédé une grande partie de ses propriétés à mon frère, notamment la plupart de ses magasins. À l’heure où il mourra, officiellement, il ne sera sans doute plus qu’un vieillard désargenté, et le royaume n’aura rien. Tout sera déjà passé dans les mains de ses enfants, et les affiliés aussi, évidemment.

Gankyû continuait à opiner du chef.

— C’est vrai que je n’ai pas d’ami kôshu, mais j’ai toujours vécu avec des fumin. Je me suis souvent demandé pourquoi on me donnait à moi de jolis vêtements et pas à Keika ; pourquoi je ne pouvais pas manger avec elle ; pourquoi elle ne logeait pas dans le bâtiment principal ; pourquoi nous ne mangions pas la même chose alors que c’étaient les mêmes cuisiniers qui préparaient nos repas. Certes, je ne suis jamais devenue fumin moi-même. Mais je ne laisserai personne dire que je ne les comprends pas.

— Je vois…

— Je ne connais pas bien le peuple kôshu, c’est un fait. Mais j’ai quand même compris une chose. C’est que la différence entre les affiliés et les Kôshu, c’est que les premiers vivent dans une cage dorée, alors que les Kôshu sont libres dans la mer Jaune. À la base, ce sont tous des fumin. Mais les premiers font semblant de mener une vie normale au prix d’une soumission à leur maître. Alors que les seconds préfèrent rester entre eux et se désigner comme un peuple, plutôt que d’essayer vainement de mener une vie à laquelle ils n’ont pas droit. Et je préfère, moi, avoir un passeport rouge, plutôt que de vivre sous l’autorité d’un maître.

— Mais tu veux devenir reine, non ?

— Absolument. Mais si je ne suis pas choisie, je deviendrai volontiers l’une d’entre vous, une Kôshu. Pourquoi pas shushi, ça m’irait très bien.

— Reine ou shushi ? C’est ça ?… C’est assez amusant.

— Et alors ? Je ne sais pas si tu es au courant, mais le roi non plus n’a pas d’état civil.

Gankyû ne put retenir un petit rire.

— Mais tu sais, nous, les Kôshu, nous ne voulons pas de roi.

Gankyû était né au royaume de Ryû. À cause de la guerre civile, ses parents avaient émigré au royaume de En et avaient perdu leur état civil. Devenus fumin, ils s’étaient retrouvés à la rue, exclus des richesses dont ils voyaient bénéficier le peuple de En. Leur terre leur avait été confisquée, ils ne pouvaient plus subvenir aux besoins de leur enfant. Ils avaient tout perdu.

— Le roi ne nous aide pas, c’est certain. Mais ça nous est égal, puisque de toute façon nous n’avons pas l’intention de nous poser quelque part pour cultiver la terre. Si le royaume de Kyô est dévasté, nous pouvons toujours aller ailleurs.

— Ah oui ?

— Tu crois vraiment que le roi est indispensable dans ce monde ? On dit que lorsque le roi quitte le droit chemin et meurt, les calamités s’abattent sur le royaume. Mais alors, pourquoi on ne le séquestre pas ? Pourquoi on ne le tient pas à l’écart du pouvoir ? Ce serait mieux, non ? Il ne pourrait plus faire le bien, mais il ne ferait pas le mal non plus.

Shushô ne voyait pas très bien où il voulait en venir.

— Tu penses sans doute que la compassion du kirin peut sauver le peuple. Mais n’importe qui peut faire preuve de compassion, pas besoin d’être un kirin pour ça. En réalité, on n’a besoin ni de roi ni de kirin si on est prêt à se passer de l’aide du royaume. On ne souhaite avoir un roi que dans la mesure où on dépend de lui. Et ceux qui réclament un roi ne sont pas différents, dans le fond, des fumin qui deviennent affiliés et s’abandonnent à la prétendue bonté de leur maître. Ce ne sont que des esclaves.

Le peuple kôshu est un peuple qu’aucun roi ne peut dominer. C’est un peuple qui échappe à la volonté céleste. Un peuple de yôma dont la mer Jaune est la patrie.

— Si tu désires avoir un roi, tu ne pourras jamais être une Kôshu.

— Je crois que tu m’as mal comprise, dit Shushô en riant. Je ne veux pas avoir un roi. Je veux être roi. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Elle se tut et tourna les yeux vers les premières lueurs de l’aube.

— Le jour se lève. On bouge, ou tu veux que je te laisse continuer seul ?

Gankyû se releva avec effort.

— Prête-moi ton épaule.

— Tu peux marcher ? Ça ira ?

— Je pense que je pourrai arriver jusque-là.

— Là, où ?

Il leva la tête vers le ciel.

— Le bourg des Kôshu.

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